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Poésie

Bernard Forthomme
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Une fenêtre se ferme

Il y eût une pluie inaugurale 
La moiteur d’un orage pressenti 
Deviné grâce aux portes grinçantes 
Une main nue, une ombre fuyante 
Ce dos, une chevelure à peine dessinée dans le contre-jour

(...) lire la suite

Rouge Cri

Lors d’une promenade, je rencontre un coquelicot
Chantant au milieu de la cour des blés 
Tel un fou du roi
Cela me tente de le distraire de la terre
Bien que le saisir soit y renoncer vite
Risquer le frisson d’une fièvre fatale
Qu’il ne s’effeuille plus vif que le plaisir
Je crains qu’il ne me reste en mains qu’un rouge cri
La tache d’un crime résistant aux parfums levantins
La flamme d’un vin précieux 
Et qui s’évanouit dès qu’on le déplace

Je renonce à me saisir de son honneur 
Alors qu’il ne donnait aucun signe d’inquiétude
Frémissant de sérénité sous la houle champêtre
Mais je crus d’une manière impie
Sa gorge froissée
Prête à déverser le sang de la terre
A me saisir dans son torrent écarlate
Et à me noyer sans un cri.

Val d’Isère, août 2002

L’Expérience de Dieu

Très haute montagne
Là où je suis venu séjourner
J’entends l’eau frapper le roc d’une pluie crue—
C’est un torrent non loin
Qu’il pleuve ou non, je ne sais jamais si le grain persiste
Si le ciel fleuve
Ou si l’ondée s’est arrêtée, 
Car le flux se poursuit 
Au-delà de l’accalmie, sinon du silex très sec
Du sifflement perfide d’un sol assoiffé —
Ma présence à Dieu est de cet ordre assidu  :
Il coule à torrent 

Et parfois, ce que je crois la simple averse du quotidien
C’est la frappe de Dieu, son flux ordinaire, proche et lointain
Autrefois, ce que je prends pour le torrent, c’est avant tout la pluie
Mais cela reste aussi, en arrière-fond, plus secrètement
L’irrésistible torrent de Dieu
La présence intarissable de ses flammes d’argent
Pour discerner le torrent permanent de l’ondée ordinaire
En avoir le cœur net
Il me fallait ouvrir la fenêtre
Sortir sur le pas de l’intérioritéMais j’aime d’abord le cœur vague
Savamment indiscret
Jouissant de l’heureuse et belle unicité
Du torrent divin et de l’averse du jour

Val d’Isère, août 2002

L’Empreinte de Dieu

Des murs de briques patinées
Dressent un air de forteresse
Et de vaisseau fantôme
C’est la chapelle Saint-François de la rue Marie-Rose
A deux pas de la villa Seurat
Et de la forêt vierge du Douanier
Où Braque délivra ses couleurs fauves

 

Chant rauque de terre cuite
D’où sourd un rougeoiement de croisade albigeoise
Au sang desséché
L’abri d’une invincible Armada
D’une immobile navire sans port d’attache
Acharné à défendre les droits du corps
Contre un esprit trop violent ou éthéré
Une couleur évanescente
L’excrétion de vaisseaux sentimenteurs
Dénué de cales,
De l’intériorité radicale
Seule capable de fendre les flots du siècles

 

Or voici que surgissent au détour des roses
Et pelouses crénelées d’un jardin grand seigneur
De ruelles d’artistes enchevêtrées,
Ces hautes murailles
Et ce campanile où les briques se révèlent
Entre les ailes des ramiers et leurs roucoulements
Peu à peu au sein des vastes pans
De futaie d’argile
Marquées par la suie des carburants
Puisés aux confins des déserts d’Orient
Raffinés par la suite des pollutions et du temps

 

Çà et là des tesselles, illusions de Ravenne
Ou des toits scintillants de Paris
Ces abris de la vie ressaisie
Ces pensées mûres pour le regard et la main
Et ces respirations illimitées
Ces compositions d’une steppe étrange
A la verticale de nos malheurs

 

Non à l’ombre glorieuse de l’édifice religieux
Mais dès sa façade le tracé d’une présence
Où le peintre ne s’oppose plus à l’architecte
Car la vie extérieure trahit déjà le recueillement

Visitons le ventre de la baleine
Aussitôt la nef nous en livre les arêtes
Nervures du vaste parchemin
Ce dur feuilleté d’argile
Ces compositions en briques
Qui nous confirment la gueule
Une façade évoquant un visage

 

Non, un corps pétri
Non la peau d’un corps parcheminé
Non, une seule main immobile
Léchée par la suie des luminaires

 

Que voyons-nous de mystérieux sur ces murs
L’origine de l’icône ?
Non, le secret de la Main
Une empreinte
Le dessein d’un sceau
Le pouce de Dieu.

 

Le mur de brique de la chapelle
Burinée
C’est la peau basanée d’un Dieu nomade
Les stries terreuses de ses doigts
Scellant le destin de l’alliance

 

C’est le pouce divin
Les tesselles d’humble terre
Rapiéçant la bure franciscaine
D’un seul moule, sans être taillées
Plus effacées que l’or céramique
Eloignées du marbre insolent
Aux formes d’une pureté tyrannique

 

Voici l’empreinte de l’artisan ineffable
L’amant de la pièce unique
Le jaloux qui édifie la charpente de la visitation
Du navire indomptable aux embruns en pleine terre
Grand large au sein de la ville étriquée
Et ce Port d’Orléans, plus modeste que le Royal
Sans être la porte résiduelle
Des fortifications éventrées de Paris

 

Il nous ouvre ses arcades romaines
Ses allures de ruines inventives
Empreintes du futur
Et ses mines de feuillets antiques
Calligraphiés en ocre

 

Oui, les briques témoignent ainsi composées
Des traces de l’architecte infini et du rusé marin
De l’immensité au sein d’un carré
D’un rectangle de vieux peau-rouge
D’un parallélépipède qui trace des lignes parallèles
Avec l’horizon du nu bleu

 

Doué d’une solidité passée au feu
D’un sextuple visage
Gardant secrète nombre de ses faces
Ainsi que la peinture
Derrière laquelle nulle ne peut se promener
Sauf à s’en laisser visiter, modeler, espacer
Miner aux tréfonds de vous
Le mystère de l’arche

Dieu me touche

Dieu me couche dans un feuilleté d’argile
Epi décapité par la faux mélangé au limon
Il m’écrit en ocre
Me couche sur son testament de terre
Fait de moi son manuscrit préféré
Laisse les flèches au carquois
Sinon déjà lancées sur une cible
De l’iris inamical

 

Il me stratifie narquois, orteil bistré
M’organise en quinconce musical
Me coince dans un mur de briques
Et me façonne vif de glaise
Rêveur de chaume doré

 

Me charpente bientôt en nef privée d’eau
Voguant sur une mer de soleil au masque fondu
L’immensité d’un four immémorial
Toutes voiles voûtées
Travaillées par un souffle sans vent

 

Narines célestes qui frémissent
D’une colère infinie fourvoyée parmi de modestes ruelles
Les guenilles urbaines lacérées par la foudre
Inclinant tout, par les bruissantes échancrures
Vers le delta du plus nu mystère

 

Les Lézards verts

A la mémoire de Friedrich von Hügel

Le soleil crie`
Montre ses dents de lumière
C’est le jour de la Passion
Les portes de bronze de l’église
Au lieu de glisser
S’ouvrir sur la fraîcheur du jazz divin
Demeurent muettes
Scellées
Et les puits de Jacob ensablés

Me voici nuque raide
Atteinte par le croc des rayons
Les couleurs hurlantes me sautent au visage
Pour s’y réfugier
Se nicher dans mes rides
Vider l’espace de ses tonalités
Assourdir les grillons
Et les parfums de garrigue

Une place est atteinte
Morne éclat d’un plat midi
Doigts nus
Nulle ombre
Mon corps s’assied sur un banc
D’un noir de zibeline
Abattement à mains nues

Mur lézardé
Corps écroulé
Aux os descellés
Les doigts perdus lentement
Un à un
Séparables

Méridien démon
Midi l’injuste
Décompose
Mon être
Le disjoint de la terre
Le mutile du ciel

L’acédie lézarde ma pensée
Fissure ma chair
Et le ciment bleu de l’Emotion
Qui unifie la mosaïque des émois

La place romaine écrasée
Par le pachyderme solaire
Garde chiourme, ô lumière
Léproserie aux murs de clarté
Sèche

Corps ensablé
Ma peau suppure
Des sanies éblouissantes
Des lucioles infâmes
Un pus étoilé
Crevasse ma vie
Aragne
À la toile déchirée

Nuit à tout espoir dans les choses
Et les vertus sublimes
Ennui haïssant le monde félon
La lâcheté de la pensée
Les amis comme les ennemis
Les anciens et les connaissances
De la dernière pluie
Recolle les morceaux
Comme la bave argentée des escargots
Les frontières d’une nervure

Point là de figuiers aux fruits violets
Seuls des rayons ultras
Du champ magnétique
Où je récolte des brûlures 
Au dernier degré
Des éclairs trop sucrés
Des bleus stridents

Je dors écœuré
Je sommeille comme une pomme verte
Surprise par la sécheresse

Non, je refuse de veiller encore
Je lézarde, c’est bien le moins
Je laisse l’os envahir mon crâne
Comme un bouclier contre l’astre
Tandis que le sec
Me rend sécable
Éclatant comme du verre 
Inconnu du cristal

Je ne sais plus très bien où je suis
Et pourtant je ne bivouaque en rien
Dans le sud marocain 
Semé aux confins d’un Ouarzazate
Pour bestiaux touristiques

Non, je suis figé sur une place romaine
Aménagée depuis peu
Sans arbres encore autres que des bâtons
Qui vous donnent des coups de lumière
Au lieu de la fraîcheur

Aucun pin pour noircir l’azur
Tout cet air insaisissable
Et nourrir mes narines
De senteurs verticales
Tout cela m’affaisse
M’effrite
M’élime
M’effraie de moi poussière

En lieu et place d’un vrai printemps
D’un vert tôt venu
D’une laitue perlée
Une aire de roches pulvérulentes
Un semis de quartz
Une zone stérile
Un retard à la reprise
Et quelques lézards verts

Des fêlures dans la gorge
Une soif sans plus envie de boire
Une émotion sans émoi
Une croûte de moi
Une dessiccation 
Vernissant le tableau de la vie

Colère sourde et sèche
Contre l’univers bridé par un faux infini
Une irrésolution, une vague expansion
Les temples clos
Les signes illisibles
Les esprits faciles, étroits
Les amis qui lèvent sur moi le talon
Me prennent soudain pour un scorpion
Un des plus venimeux
Hideux des sables
Ne font plus confiance à la plage de mon âme
Où laisser la trace de leurs pas
L’empreinte de leurs pieds
Nus de confiance

Colère contre l’indifférent
Et les ennemis irrigués d’une haine
Nulle

Dragon de midi
Dragée noire
Démon sec

Je ne suis pas le fils de Zeus
Brisant la nuque aux serpents
J’éradique mes songes de bonheur
Je racle encore mon désespoir
Pour le faire renaître
Que cela du moins ait lieu d’être
Cette amertume-là , ce venin
Mieux que rien

Zzz
Je dors éveillé
Hypnotisé par la détresse
Le zèle contrarié

Les minutes nulles
S’égrènent
Au compte-gouttes
Au sablier

Soudain, je trépasse
Du malheur sans ombre
À la joie sans nombre

Fraîcheur
Brise
Le Malheur

Brise avant la tempête de Joie
Anticipée à tel point
Que la détresse
Sert de signe
Que l’amertume
Phare du palais
D’un cœur alerté
Guide les barques craquantes
De poissons nets

Soudain !
À mes pieds de solitaire
J’éprouve autrement ce qui fourmille
Grouille
Héroïques
Ces lézards verts aveuglés
Par un soleil ensablé
Indiscernant tout

Ô le mouvement rare 
Et vague au premier abord
Flots subits frôlant le littoral
D’une île brusquement désertée
Ils lèchent
Le roc du moi morne

Inattendue
Certitude d’une réalité
Effilée
Elle s’affirme
Fuselée
D’un délié pluriel

Fascinante compagnie
De ces modestes sauriens
Effilés comme des poignards
Charmes d’un silencieux Levant
De la vivacité de la terre

Ah ! ces têtes fines 
Avancées pour sortir de la matière
Sans leurre du regard sur la peau
Stratagème des seuls ocellés

Souples, vifs et paressant
Adonnés au ciel, obéissant à la lumière
Amis du feu originaire et du foyer primordial
Semence de cité nouvelle
En rupture d’utopie
Vu leur adhésion même à la terre
Battant l’arrogance de l’aile
Loin de l’adhérence rigide à soi
Aux émois rances

Je me gardai d’en saisir un à son zénith
De peur de le mutiler
D’ébrancher l’éclair
Même si la queue fragile
Rejoint sans y penser
Comme le prépuce du circoncis
L’azur, sa demeure circulaire

Oui, les lézardeaux me tirèrent
D’un douloureux assoupissement
La fraîcheur de leur vert
M’offrit un verre d’eau

Près de mes orteils
Des êtres venus à pattes du fond des âges
À mes sandales de cuir, les siècles grouillent
Les millions d’années paraissent
Les écailles diluviennes surgissent
Les plus antiques printemps surviennent

Quelle merveille ces éclairs minuscules
Ces sauriens des abîmes anciens 
Témoins de la lenteur extrême du temps
Et de la vivacité de l’instinct
Martyres de la ruse et de la spontanéité
Qui lacèrent le sol

Fermeture éclair
Glissière des sables 
De la robe terrestre
Par où se montre la chair
De l’être pur et simple

Foudre très terrestre, orage de pierre
Cramponnée avec ténacité
Même aux murailles sans arts
Du contingent et du hasard
Ils rampent semblables au désespoir
Confus comme l’impur
Exposés à la main des pauvres bédouins
Qui les mangent au besoin
Mais ils écoutent la lumière

Ils sont familiers de l’homme
Habitent heureusement ses maisons et ses palais
À la différence des serpents ou des vipères

Et si leur langue est bifide
Il ne faut y voir leur fourberie
Plutôt leur sagesse acide
Compacité inouïe du mobile ramassé dans l’immobile
Fixité de l’os granitique et ligne brisée 
Ajustement à tout ce qui accroche
Et zigzag autotome
Susceptible de servir de nourriture aux misérables
Et de côtoyer les plus puissants

Sagesse du lézard
Qui rumine la lumière
Et les stries sablonneuses
Tel un moine zen
Précisant l’indécis

Si sa langue n’est point perfide
N’est-ce pas qu’il récuse l’anesthésie
Du désir sec comme la corde de l’archer
Qu’il respecte la souffrance de la soif
Guerroyant en l’homme, 
Danse qui cible son propre tourbillon

Elle ne goûte que l’indifférence entre soif et source
Au seul profit d’un plus fort
Et pur désir de lumière
Dont seul le sans murs, le désargenté 
Le petit privé de mailles ou d’armure 
Est gracieusement habité

En outre, sa patience écaillée
N’est pas toute la sagesse des petits
Songeons au peuple impuissant des sauterelles
Capables de s’unir sans roi
Pour faire la guerre aux moissons
Ravager la terre et même assombrir le ciel
Songeons aux faibles damans 
Ils élisent demeure dans le roc

Que dire des fourmis ? 
L’ennemi du lézard indolent 
Et de l’acédieux
Ou l’ami de l’insectivore ?
Le zélateur du soleil offre, semble-t-il
La figure inverse de la fourmi active
Et peu encline au prêt, foi d’animal

Si je ne suis pas l’être de l’intérêt 
Ni du capital
Ni le fils de Zeus capitolin
Frétillent en moi les éclairs du Sinaï
Les lois comme des lézards
Le débordement de leurs mailles
Les poissons du lac pascal
Les Empereurs cédant citoyenneté aux barbares
Les philosophes chassés de la ville par les despotes
Y revenant têtes hautes
Non pour y faire le rare ou le malin, pas plus que le banal
Dards d’une lumineuse respiration
Car depuis des siècles paresseux 
Les poitrines débiles suffoquaient d’un crachat
D’un crachin de vilenie, du crime radical

Sans oublier les témoins de la Faute
De son outrepassement par le Serpent 
Cloué, pavoisé, regardé, retournant les visages et les viscères
Et plus secret encore, la Joie inaltérable de l’Unique
Inaccessible 
À la plus infime douleur

Toute souffrance, incluant la cruciale
Mieux , la perception vigile de son abîme
L’acuité de l’attention qu’elle donne 
Au plaisir d’être des lézards, 
À leur dense agilité 
Se révèle alors le simple
Impact
Pur de météorite
L’anticipation mystérieuse 
L’empreinte expressive
De cette Joie-là de Dieu

Oui, de cette admirable impuissance à souffrir
De son incompétence absolue
Dans les arcanes de la tragédie 
Cette faiblesse divine qui l’autorise seul
A tout supporter jusqu’au cheveu qui tombe
A la gouvernance des univers 
Par le sceptre de la Joie seule

Reprise —
Le recours de la création avilie
L’Influx, décharge drue 
Nerf spirituel à vif
Ce fouet claque, relance
La dignité inaltérable des mortels
Des itinérants à démesure
Et des ermites cloués à demeure

Du souvenir des saints visités par l’aurore
Et l’ultime rougeoiement
Source d’une chevauchée sans déclin 
Sur terre à l’icône d’un ciel déchiré
Résiste à jamais aux termites

L’Arrivée au Paradis

Tu as aimé, Seigneur, cette terre.
Psaume 85,2

Le froid immobile règne encore sur la roche et les êtres

 

La neige s’étiole et scintille çà et là
Sur la nuit de la terre
Alors que les hêtres hennissent
Fouettent 
Noircissent un ciel soudain bleu
Le sol se rassemble sous l’hivernale livrée
Et nos piétinements infernaux

Nombre de lieux en nos âmes crépitent encore
Des brasiers de l’hiver
Nos sandales de tempête font crier le sol là où la lumière
Persiste dans la pluie glacée, recueillie
Gemme dérisoire
Et sel de nos regards affadis

Nous marchons depuis l’aube sinistrée de la création
Prédateurs nocturnes nichés dans l’aurore
Notre souffle s’épuise et parfois s’épouvante dès que le soleil réservé
Semble chuter comme une feuille attardée

Il nous laisse le dos assailli par la nuit
La face défiée par l’ombre
Or une inclinaison s’amorce, hasardeuse avant de nous ravir
Nos gorges se raclent, nos pas se font traces de chamois
Tout enfrissonnés de vie au cœur de l’os
Que le temps nous donne à ronger

L’âme fauve, l’esprit sanglier
Nous flairons le champ cultivé
La plant fructueux, la pomme de terre fumante

Un tel appétit nous ensauvage moins qu’il nous civilise
Aussi réajustons-nous les crocs, nos pelisses et le crin hirsute
Les muscles tendus, narines écartelées
Nos poitrines se dilatent et expirent en profondeur
Au moment où le pouls tapis sous la peau
Donne belle mesure à la musique du sang

C’est l’Orée — oui, l’oraison paradisiale aux lèvres de cithares

 

Chantant je T’ai aimé trop tard, beauté ancienne et si nouvelle

C’est le chœur des moniales dont l’habit avale le corps sans l’avilir
Pour l’assimiler à la lumière
Et à l’ombre mélodieuse

C’est le cloître argenté, le puits de Jacob désensablé

La manne ancienne et le pain neuf qui réunit la mie
Et la croûte noire, la nue et la terre, l’étrange et l’orphelin
Le sable et le verger lointain

Les taillis s’écartent brusquement et laissent survenir à neuf
La nappe de l’azur

La lumière guette l’Abbaye, c’est la Grâce-Dieu !
Optimum est Gratia Dei
Nous déchiffrons la sentence au linteau du Portail
Après avoir enjambé vaille que vaille une rivière limpide

Déjà les esprits grincheux parlent du temple arrogant
Dont il ne restera pierre sur pierre
Mais celui qui a ruiné le mirage 
S’est d’abord présenté à ce temple-là
Et n’a cessé de le visiter jusqu’à sa mort cloué

Malheureux ceux qui sombrent dans l’esprit de négation
Sans cesse réitérée de la lumière argentée
Sous couvert de ne point médire de l’absolu

Misérable cette pensée qui prive l’homme de l’expérience de Dieu

 

 

Sous prétexte que nul ne l’a jamais vu et qu’il est ineffable,
Au-delà de tout créé, nuit obscure et j’en passe…

Or, c’est l’expérience seule qui est vraiment indicible
Et appuie tout notre verbe audacieux
Le Pater que nous osons dire

Main heureuse, langue précise et fougueuse, regard précieux
Voici l’affirmation délicieuse, la jouissance du seul Oui
Outrepassant l’antique ouï-dire

Foin de la miséreuse négation rebroussaillant la clairière
Vendange d’épines
Avinée par l’obturation acharnée du ciel
Se gorgeant de mots démâtés, vacillant sur leurs quilles

Bleu ! Grand bleu argenté, douceur de l’ombre portée
Des pommiers nus sur les herbes têtues
Jouant un nouvel air d’Eden

Comment pourrait-on seulement dédaigner d’une moue
Si l’on ne voit là que boue ?

Que sait-on au juste de la majesté que l’on désire louer
En clouant le bec à tous les oiseaux de paradis ?

Quel caquetage marécageux, quelle langue en friche
L’âme engourdie dans un bois où l’on crie sans écho

Où les êtres sont désécorcés vifs
Mais aveuglés face aux veines saignées

 

Au tronc équarri de la Présence
Enrôlant la taille dans sa recrudescence
Cela seul qui nous tenaille, l’empoignade sacrée

Ah ! quelle puissante douceur de songer à ces milliers d’êtres
A ces antiques générations de bêtes traquées par l’angoisse
A ces êtres hébétés soudain mis en présence du Campanile
Sinon des sonorités avant-courrières, frappées au clocher
Annoncées par les élancements, les pulsations des corps
Comme les secousses d’une brise salée
Trahissant la mer au loin

Mieux, cette douce sonorité du cloître
Puits de lumière caché par les années arborescentes
Nous donne anticipée la saveur vibrante
D’une vitesse allègre 
D’une sérénité 
D’accélération
Non cette monnaie de singe venue du fond des âges
Cette orgie de rêvasseries et d’images…

Au lieu d’annoncer juste les flots et les imminents rivages
L’épreuve actuelle nous déporte impatiente au creux des vagues
N’y serions-nous qu’une épave 
Mais sans nul besoin de clamer nu
Que nous coulons à pic
Et diffident d’appeler à l’aide

A moins que, plus fidèlement, nous commencions à couler
Et que cela soit très bien ainsi
Et que l’écoulement en nous de toute la profondeur
De la puissance infinie s’accélère
Que la vitesse de notre enfoncement augmente
Au fur et à mesure où nous sommes secourus,
Où le foyer de gravité nous encercle

Nulles délices ici de l’immersion 
Dans l’étincelante neutralité
Car l’épreuve affûte la fine pointe du singulier
Aiguisée sur la pierre de feu de la Jalousie
Munie d’un venin d’Amazonie divine
Evertuée à la paralysie foudroyante du malin général

Nous voici dans le cyclone de l’éblouissante cible
Avec la flèche ajustée de main de maître
Par celui qui nous tient serrés depuis toujours
Dans son carquois comme des fils

 

Voici donc que l’abbatiale fait écho en nous

 

Depuis la forêt tenace où l’on reste éperdu
Coups de boutoir dans les portes du désespoir
Pulsations stellaires dans le sang, battement du chœur
Taillant une clairière sonore

Car nous avons déjà goûté à ce qui nous rafraîchit
Le sang noir et abâtardi

Nous avons déjà ouï et regardé ce qui nous enchante
Au sein des craquements sinistres
Et des hululements abominables

Dès l’instant magnifique où la barbare forêt bat en retraite
Et nous laisse reconnaître ce cloître vibrant
D’où nous provenons dès le matin du monde
Meilleur que la première matinée
Ce rocher mobile
Prêt à se laisser frapper par nos désirs impatients
Et qui nous relance vers ce lieu irrévocable
Où nous sommes heureux d’avoir soif
A l’instant même où nous l’étanchons

 

Serions-nous dès lors un fruit mûr tombé du ciel

Par un tremblement de Dieu ?

Ne ferait-il que se baisser pour nous ressaisir

Sans histoire

E t nous laisser fondre dans sa bouche

D’où il nous recracherait comme le dur

Et sombre et jaloux noyau d’un facile abricot ?

Rien de ce conte ne nous enchante
Chacune de nos percées dans le buisson
des notes de l’existence
Est appuyée par le genou vigoureux
l’insistance
La spirale de la résurrection
Et relancée par un fieffé coup de hanche de l’Eternité.

(Chaux-les-Passavants)

La prédestination suivant Elisabeth de la Trinité Au regard de H.-U. von Balthasar
Rouge Cri
L'expérience de Dieu
L'empreinte de Dieu
Dieu me touche
Les Lézards verts
L'arrivée au Paradis
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